Commissaire de l’exposition
« L’art de l’enluminure en islam : entre abstraction et figuration »
et conservatrice au département des Manuscrits à la Bibliothèque nationale de France, Annie Vernay-Nouri revient sur la problématique de l’image et de l’aniconisme en islam.
Annie Vernay-Nouri : Il faudrait parler tout d’abord de « mondes musulmans » tant le monde musulman est multiple puisqu’il agrège, au fil des conquêtes, trois grandes composantes culturelles distinctes : le monde arabe, lieu de tous les commencements, puis la sphère persane et enfin la partie turque. Le terme « arabe » recouvre des entités linguistiques et politiques distinctes. L’espace musulman se constitue autour d’une nouvelle religion, l’islam avec un texte sacré, le Coran, et d’un idiome commun, l’arabe. Cette langue unifie le monde musulman, l’écriture sert à noter des langages qui n’ont rien à voir entre eux puisque l’arabe est une langue sémitique, tandis que le persan est indo-européen, et le turc vient de l’ouralo-altaïque.
D’un point de vue plus politique, la puissance historique arabe cède le pas à celle du monde persan. Une culture différente émerge, notamment vis-à-vis de l’image. Vient enfin la puissance turque avec les Ottomans, à partir du XVe et XVIe siècle. En même temps, un brassage culturel se fait puisque, par exemple, certaines dynasties turques comme les Ilkhanides (1256-1334, descendants du Mongol Gengis Khan) ou à leur suite les Timourides de Tamerlan (1370-1507) sont d’origine turque mais adoptent une culture persane.
Ces contextes expliquent-ils la présence figurée d’êtres animés ou vivants dans l’art profane et leur absence dans le livre sacré et donc ce qui est autorisé ou interdit ?
Annie Vernay-Nouri : Rappelons tout d’abord qu’il n’y a pratiquement rien d’écrit dans le Coran sur l’interdit de l’image figurée. Il est juste fait référence aux « idoles »*. Contrairement à l’Ancien Testament, (Deutéronome 5,8 ou Exode 20,4**) il n’y a pas d’interdiction scripturaire. Le Coran, parole de Dieu, naît dans le contexte d’une Arabie préislamique polythéiste où il n’y avait pas d’images ou très peu. Il existait de rares représentations d’« idoles » ou de statues de divinités païennes. Dans l’islam primitif, il n’y a donc pas lieu d’interdire ce qui n’existe pas. Deux siècles plus tard, quand les hadiths (actes et paroles du Prophète) fixent les actes et paroles du Prophète, une norme se fixe : l’artiste ne peut représenter les êtres animés car il fait acte d’imitation ce qui implique qu’il entre en concurrence avec Dieu et sa création. Or le créateur de toute chose ne peut être que Dieu…
D’autre part, avec les conquêtes, dès le IXe siècle, les musulmans se confrontent aux représentations byzantines, sassanides et asiatiques. En islam, l’aniconisme sera donc en fait diversement suivi, en fonction des réflexions théologiques. L’absence
d’image est totale dans les livres religieux.
L’émergence de genres profanes, scientifique d’abord, puis littéraire, poétique et historique va permettre d’user de la figuration, de peindre des êtres vivants ou animés. Dans sa miniature, le peintre recrée une réalité autorisée, basée sur le refus d’un certain réalisme, sur le jeu des couleurs, des formes planes sans ombre, sans relief ou perspective.
Quand apparaissent les images figurées du Prophète Muhammad ?
Annie Vernay-Nouri : Des auteurs arabes, Al-Dînawarî et Al-Mas’ûdî, évoquent l’existence marginale de portraits du Prophète dès les IXe et Xe siècles mais aucun document n’étaye leurs dires. L’iconographie du Prophète se développe tardivement, aux XIIIe et XIVe siècles en
Iran sous les Ilkhanides (1290-1336), une dynastie d’origine mongole dont le prince régnant Ghazan Khan se convertit à l’islam, vers 1295. Ce peuple venu d’Asie centrale a une culture hybride où coexistent plusieurs religions, le bouddhisme, le christianisme et le manichéisme, c’est-à-dire des cultures qui ont une tradition iconographique. Cela amène un rapport différent à l’image. Les premières
représentations figurées de Muhammad viennent de là. Un des manuscrits de la Chronique universelle du grand vizir Rachid al-Din, composée à l’aube du XIVe siècle à Tabriz, montre dans un style très simple le prophète Muhammad recevant la révélation de Jibril (l’archange Gabriel).
Vient ensuite le Mi’raj-Nameh, le Voyage nocturne popularisé sous les Timourides au XVe siècle. Ce texte mystique ancré dans la tradition musulmane reprend un épisode esquissé dans le Coran (sourate XVII, verset 1***). Il raconte l’ascension du Prophète au ciel, et retrace son voyage nocturne de La Mecque à Jérusalem jusqu’au trône divin. Monté sur al-Buraq, sa jument ailée à tête de femme, guidé par l’archange Jibril, Muhammad parcourt les sept cieux, s’entretient avec les prophètes qui l’ont précédé d’Adam à Ibrahim, descend aux Enfers…
La représentation du Prophète est donc licite… Connaît-elle des évolutions ?
Annie Vernay-Nouri : Là encore, la nuance est d’importance ! Les images représentant Muhammad ou les prophètes ne se trouvent jamais dans des livres sacrés, c’est-à-dire les corans, les livres de sciences religieuses comme les livres de théologie, de droit ou les hadiths. C’est
une règle absolue, jamais transgressée : les ouvrages religieux arabes, perses ou turcs ne contiennent jamais d’images figurées. L’exposition montre cette dualité fondamentale. D’un côté, les corans s’ornent de figures géométriques et d’arabesques d’une grande complexité au sens symbolique plus ou moins caché. L’art de la calligraphie magnifie le verbe de Dieu.
En revanche, la représentation figurée du Prophète a sa place, à certaines époques, et en certains lieux – jamais dans le monde arabe –, dans des types de livres profanes comme les genres à la marge du religieux que sont les « histoires de prophètes » ou les chroniques historiques.
La représentation est-elle fixée dès le début ?
Annie Vernay-Nouri : Le visage du Prophète ne présente vraiment pas de signes distinctifs particuliers dans les premiers ouvrages au XIVe siècle. Ensuite, les artistes inscrivent son visage dans une gerbe de flammes d’or qui prend plus ou moins d’ampleur puis au XVIe siècle, il est recouvert d’un léger voile blanc le dissimulant des hommes, en signe de respect.
Muhammad reçoit la révélation de l’ange Gabriel.
Compendium des Histoires (Jâmi‘ al-tawârikh) de Rashîd al-dîn,
manuscrit illustré produit à Tabriz au début du XIVe siècle
manuscrit illustré produit à Tabriz au début du XIVe siècle
(Edinburgh University Library, MS Arab 20).
Muhammad, sous la forme d’un nimbe dorée (en haut à gauche de l’image),
détruit les idoles de la Kaaba.
Miniature du Cachemire, XIXe siècle (Paris, BnF, Manuscrits orientaux, Supplément persan 1030, fol. 306).
Une miniature célèbre représentant Muhammad et les traits de son visage,
extraite de l’ouvrage d’al-Bîrûnî, al-Âthâr al-bâqiya, Iran, XVIe siècle
(Paris, BnF, Manuscrits orientaux, Arabe 1489, fol. 5v).
Cette image est celle que l’éditeur Belin avait choisi de flouter dans l’un de ses manuels d’histoire destiné aux classes de 5e, en 2005
Muhammad, au visage nimbé de flammes, entre à La Mecque.
Qazwin, fin du XVIe siècle
(Paris, BnF, Manuscrits orientaux, Persan 54, fol. 187).
Une scène du mi‘râj, « l’ascension céleste » de Muhammad.
Sur le dos de sa monture ailée, le prophète rencontre lors de sa traversée des sept ciels un ange en forme de coq.
Manuscrit produit à Hérat, XVe siècle
(Paris, BnF, Manuscrits orientaux, Supplément turc 190, fol. 11).
Muhammad au visage voilé ; l’ange Gabriel se tient derrière lui.
Miniature extraite de la version illustrée de la chronique Zubdet el-tevarikh réalisée au xvie siècle pour le sultan ottoman Murad III (détail)
(Istanbul, Musée des arts turcs et islamiques).
Muhammad siège devant les croyants en compagnie des quatre premiers califes.
Dans ce manuscrit chiite, Ali, le premier imam, est lui aussi symbolisé par une flamme. Miniature du Cachemire, XIXe siècle
(BnF, Manuscrits orientaux, Supplément persan 1030, fol. 374v).